Chaque mois, je vous inviterai à nous replonger dans un film animé (tous studios confondus) à partir d’une thématique chère à mon cœur. L’occasion de (re)découvrir un film et de le considérer comme une porte ouverte vers d’autres belles réflexions.
La plus belle liberté est celle de pouvoir être soi-même. Les personnages du long-métrage animé français Chasseurs de dragons le savent bien et le revendiquent, en parcourant des mondes en suspension. Qu’importent les stéréotypes qui inondent les livres et les esprits, ces chasseurs hors-normes sauvent les mondes en affirmant leur personnalité. Sortie en 2008, cette invitation onirique aux plaisirs simples de la vie offerte par Guillaume Ivernel et Arthur Qwak reste l’une des plus belles réussites de l’animation française à ce jour. Cohérent, magnifique et émouvant, cet écrin cinématographique a tout d’un grand parce qu’il ose déconstruire tout ce que l’on connaît pour mieux s’affirmer en tant qu’expérience unique.
Récit de mondes éclatés, tournoyant autour d’astres solitaires, Chasseurs de dragons met en image la déconstruction dont il est question dans le scénario. Les villes sont bâties sur des morceaux de terre flottant dans les airs, et l’antagoniste principal, explicitement surnommé le « Bouffe-Monde », ingurgite ce qu’il reste de visible. Le long-métrage a beau se destiner aux enfants à l’image de la série animée dont il est dérivé, il n’en demeure pas moins imprégné d’une tristesse contemplative capable de fasciner tous les publics. Les scénaristes nous racontent le déclin d’un univers gangréné par l’obstination. Le seigneur Arnold est à ce titre une belle métaphore du propos filmique : rendu aveugle après sa rencontre avec le Bouffe-Monde, il est également aveuglé par ses préjugés. Lorsqu’il comprend que le monde a été sauvé par deux « héros » aux physiques anti-héroïques, il les rejette avec un mépris mal placé. Zoé ne s’y était pas trompé, messire Lian Chu et messire Gwizdo ont la carrure du chevalier gothique sur lequel elle fabule depuis toute petite par le biais des livres. S’ils n’ont rien des stéréotypes chevaleresques définis par la littérature, les deux personnages principaux sont avant tout des héros réalistes aux imperfections vraisemblables. Comme vous et moi, des défauts les assaillent.
Ainsi, les personnages eux-mêmes sont déstructurés : ils ont évidemment une cohérence complète sur le plan de la narration, mais ils permettent surtout aux scénaristes de défaire les schémas archétypaux des figures héroïques. Lian Chu correspond physiquement aux critères de force induits par des actes héroïques, mais sa sensibilité à toute épreuve (c’est grâce à lui que la mission est menée à bien) et son amour pour le tricot (par une subtile justification narrative) font de lui un personnage à l’originalité folle. Il en va de même pour son compagnon de route, Gwizdo, être chétif et cupide qui n’en finit pas d’imposer son pessimisme au reste du groupe. Il est si rare de voir un personnage aussi antipathique dans un film animé que l’effort est à saluer. Ce ne sont pas les dragons, qui tiennent plus d’êtres insectoïdes (à l’image de l’espèce de chenille jaunâtre faisant office de première mission en début de film), ou la jeune Zoé, en quête d’aventures chevaleresques qui nous détourneront d’une lecture atypique du film. Lors de sa première apparition à l’écran, la jeune fille est d’ailleurs dissimulée par un heaume et se rêve chevalière dans un combat fictif contre un dragon maléfique. Le film aime à nous rappeler que les stéréotypes ne permettent pas de définir un être particulier. Une fille peut être passionnée de chevalerie, au même titre qu’un garçon : Chasseurs de dragons est une fable progressiste.
Evidemment, l’attitude pessimiste de Gwizdo trouve une explication dans l’amertume qu’il nourrit pour une existence difficile à vivre mais les personnages de ce type se comptent sur les doigts de la main dans les productions animées. De fait, ce n’est pas l’héroïsme qui pousse Gwizdo à accepter la dangerosité de l’aventure aux confins des mondes, mais le gros butin promis. Ce caractère est si intéressant à mettre en scène qu’il génère une scène aussi belle qu’intelligente dans la dernière partie du film, alors que le duo d’amis se sépare après une terrible dispute. Terrible parce qu’elle sépare deux êtres structurellement attachés l’un à l’autre : sans leur dynamique, point d’avancée dans le récit.
La scène en question ne serait rien sans la partition vibrante de Jalan Jalan, magnifiant les images produites par l’équipe créative. Les notes exotiques du titre « Lotus » rythment la lévitation des ruines de villes détruites, alors que Gwizdo, en colère contre l’incompréhension de son ami de toujours, divague vers le soleil. En quête d’un avenir meilleur ? L’astre lumineux n’est plus une échappatoire dorée mais bel et bien la lumière au bout du tunnel existentiel. Le travelling de droite à gauche qui accompagne le personnage renforce l’idée d’une mauvaise voie empruntée puisqu’il se tourne vers le passé. Les troisièmes actes cinématographiques se complaisent souvent dans la séparation de ses personnages principaux mais le clivage n’aura jamais été aussi justement mené que dans le film d’Ivernel et Qwak. Tout sur l’image est fait pour rappeler l’abandon des deux personnages : les décors en ruine, l’expression éperdue sur les visages ou l’onirisme tranquillisant de la bande sonore, à des kilomètres des bandes sonores assourdissantes servies à n’en plus finir dans la plupart des long-métrages modernes.
En fin de compte, le scénario nous raconte peut-être l’auto-destruction de l’Humanité, toujours prête à se saborder elle-même dans un monde qui requiert plutôt son aide. D’ailleurs, tous les personnages secondaires ou tertiaires rencontrés au fil de l’aventure sont emplis de défauts : qu’il s’agisse d’un groupe de paysans insatisfaits lors de la scène introduisant Lian Chu et Gwizdo ou d’un chevalier ayant sombré dans la folie en cours de métrage. Plus rien ne va, alors que l’anthropomorphisme des dragons atteint son paroxysme. Hector, l’animal de compagnie des deux héros par intérim, agit comme un animal mais se déplace comme un homme. Il s’essaye même au langage bien qu’il s’agisse très souvent de sons dépourvus de sens. Ce personnage sert évidemment le comique de gestes pour faire sourire les plus jeunes des spectateurs mais il permet aussi de contrecarrer les stéréotypes fantastiques : Hector est un dragon mais il a l’allure d’un chien et la démarche d’un être humain.
Finalement, et l’heure est peut-être venue d’entrer dans une interprétation très subjective de la narration, la relation ambigüe entre Lian Chu et Gwizdo s’éloigne des dynamiques habituelles. Quel rêve entreprennent ces deux voyageurs ? Celui de s’offrir une petite ferme ensemble, et des moutons pour faire de la laine. Un projet concrètement banal qui détache définitivement les deux héros de l’ambition héroïque propre aux fresques épiques. Y voir une relation sentimentale implicite ne serait pas non plus tiré par les cheveux : ces deux bonshommes, pétris d’imperfection, ne cherchent-ils pas simplement à vivre heureux ensemble ?
En somme, Chasseurs de dragons est une réussite qui se savoure à l’infini. Anti-conformiste, le long-métrage en partie français (cocorico!) peut se targuer de remettre en question les schémas traditionnels des narrations animées. En mettant sur le devant de la scène des personnages atypiques (et tellement humains) dans un univers si apocalyptique, l’équipe créative s’est assurée une originalité essentielle que l’on aimerait retrouver plus souvent au cœur du monde animé. Aujourd’hui encore, le film se doit d’être redécouvert à sa juste valeur. Dix ans après sa sortie, son propos anti-stéréotypes est encore d’actualité, alors pourquoi s’en priver ?
1 comments On (Analyse) Chasseurs de dragons, cette sublime déconstruction
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