Dès la scène d’introduction avec le feu d’une cigarette éclairant peu à peu la scène, le ton du film est donné. Kill it and Leave this town est un long-métrage embrumé qui plonge dans les méandres d’une pensée torturée. Dérangeant et fascinant, le film polonais est une œuvre à part entière qui marque les esprits sans jamais se laisser aller aux simplicités conventionelles pour conter le parcours psychologique du narrateur-réalisateur endeuillé. Retour sur un ovni cinématographique qui ne manquera pas de faire parler de lui au Festival d’animation d’Annecy tant il parvient à surprendre ses spectateurs en initiant une réflexion d’importance.
Résumé : Le personnage principal ayant perdu ceux qui comptaient le plus pour lui, il tente d’échapper au désespoir en se cachant dans un endroit sûr et rempli de souvenirs. Au fil des ans, une grande ville se forme dans son imagination. Des héros issus de la littérature et des dessins animés de son enfance viennent la peupler sans y avoir été invités. Quand le protagoniste découvre qu’ils sont tous devenus vieux et que la jeunesse éternelle n’existe pas, il décide de retourner à la réalité.
Dérangeant, le film l’est assurément parce qu’il parasite constamment la compréhension du spectateur au même titre que le narrateur se perd dans ses pensées en entreprenant un projet rétrospectif après l’annonce de la mort de sa mère. Prenant à bras le corps sa vision particulièrement sombre de l’existence humaine, le réalisateur ne lésine pas sur les scènes perturbantes, à l’image des vidages de poissons ou d’être humains exposés en vitrine comme de vulgaires morceaux de viande, métabolisant, si nécessaire, la condition précaire des Hommes affiliés aux animaux que l’on mange. Seule couleur affirmée à l’écran, le rouge renforce la tonalité sans concessions du film dans l’océan bleuâtre que constitue le film. Aux traits imparfaits de l’animation griffonnée succède la métamorphose des êtres rencontrés par l’auteur au cours de sa vie. Hommes animalisés ou corps en lambeaux, les fantômes du passé prennent la forme d’êtres déshumanisés.
Réduits à une bestialité saisissante, les corps déstructurés ou recousus n’en finissent plus d’envahir l’écran (et les figures d’enfance se transforment en êtres effrayants). La reconstitution du corps de la mère du narrateur auréolée d’un gros plan sur son utérus recousu est une des nombreuses images marquantes du métrage psychanalytique. Au cœur du propos filmique, la sexualité habite le scénario de Mariusz Willczynksi : baigné dans les souvenirs, le personnage principal est littéralement immergé dans l’océan de sa mémoire sur lequel naviguent des bateaux silencieux. En de rares occasions l’âpreté narrative et visuelle du récit se colore d’une forme de chaleur à l’égard des souvenirs représentés mais l’ensemble du film est embrumé par les nuages de cendres griffonnés sortant des usines de la ville. Voilés, les souvenirs font ressurgir une conscience douloureuse du passé. La mère du narrateur n’a-t-elle pas une chambre avec vue sur une usine polluante ? Triste fin d’existence.
Construit par strates, Kill it and Leave this town est effectivement difficile à suivre puisqu’il épouse le cheminement complexe de l’homme au cœur du récit : séquences sur l’âge adulte, l’enfance ou la vie des ancêtres se mêlent sans guide concret. La symbolique du train comme voyage d’une vie est intéressante et va de pair avec le travelling arrière clôturant le film dans un désespoir troublant. A l’image du long-métrage dans son ensemble, la séquence finale dissocie l’optimisme des navires voguant sur l’océan de l’esprit à l’inquiétante incapacité de l’Homme à se départir de sa condition mortelle. Parasite de son propre monde (et les innombrables parasites présents dans le métrage y font référence : mouches, araignées, entre autres), l’Homme est voué à faire le deuil de son existence. Prenant le temps de montrer ce monde empli de noirceur, la réalisation privilégie une mise en scène donnant à voir le passage du temps et ses effets inéluctables sur les Hommes.
En conclusion, Kill it and Leave this town est probablement l’un des meilleurs longs-métrages en compétition au Festival d’animation d’Annecy parce qu’il semble mûrement réfléchi et fait toujours sens, y compris dans ses aspects les plus dérangeants. Après une longue gestation (plus de dix ans), l’oeuvre de Mariusz Willczynski délivre finalement un retour sur soi confus, perturbant et nihiliste poussant dans ses retranchements les plus sombres la réflexion sur la mort et le temps. Fascinant !