Quatre années après L’extraordinaire voyage de Marona, la réalisatrice roumaine Anca Damian propose enfin son septième long-métrage aux accents surréalistes en salles françaises. Cela fait désormais un an que le film a été présenté au festival d’animation d’Annecy, il était donc temps qu’il arrive sur nos écrans. Œuvre la plus exigeante de sa filmographie jusque-là, L’île est une relecture extrêmement libre du mythe de Robinson Crusoé (inspiré de la véritable histoire du pirate Selkirk) qui impose surtout une vision poétique et satirique de notre monde en mêlant le parcours d’un migrant à celui d’un docteur s’étant volontairement retiré du monde.
Résumé : L’ÎLE est une fable musicale sur le mythe de Robinson Crusoé. Robinson est ici médecin et contrairement au vrai Crusoé, il cultive volontairement sa solitude. Mais voilà que son île, située dans la mer Méditerranée, est envahie par des migrants, des ONG et des gardes. Il sauve Vendredi, seul survivant d’un bateau de réfugiés qui allait d’Afrique en Italie. Sur cette île, Robinson croise des gens extraordinaires et c’est avec poésie qu’il affronte l’absurdité de la vie au jour le jour. Un peu comme si Le Petit Prince rencontrait les Monty Python.
S’il y a bien Robinson et Vendredi, l’autochtone « civilisé », L’île n’utilise l’histoire rendue célèbre par Defoe qu’en lancement narratif tant il s’éloigne vite des réflexions sur la nature et la civilisation habituelles. L’univers pléthorique et foisonnant qui nous est offert à l’écran surprend constamment avec des bifurcations narratives et musicales pertinentes. Alors que l’on rencontre une sirène à la queue en « seaux », à l’image d’autres personnages qui font corps avec les déchets plastiques déversés dans les océans, les deux protagonistes se révèlent humanistes. Tous deux pétris de sagesse, ils n’en demeurent pas moins opposés dans leurs manières d’agir face aux injustices : tandis que Robinson demeure passif et contemplateur, Vendredi préfère agir en devenant le roi du « peuple qui flotte », la périphrase décrivant les migrants en quête d’une terre où survivre. Cette tragédie que notre monde contemporain traverse est appuyée par la dimension musicale et extra-diégétique du film : c’est un choeur de voix féminines qui commente le parcours des personnages, tels ces choeurs de tragédies antiques.
Fonctionnant par déviations narratives, le récit ne suit pas un chemin balisé et s’en amuse quand Robinson essaie tant bien que mal de ramener l’histoire sur des rails conventionnels (« Désolé, je dois continuer l’histoire » nous adresse-t-il après une bifurcation imprévue), sans toutefois y parvenir plus de quelques minutes. Il y a toujours un élément apparemment anodin qui engage le scénario sur une voie inattendue, à l’image du tatouage de Sirène, initiant tout un pan du film sur la vie d’un pirate arborant une prothèse en lieu et place de la jambe de bois traditionnelle. L’île porte un regard mordant (et affuté) sur le rapport de notre monde avec l’innovation alors que Robinson partage son regard à travers une tablette numérique.
Cette auscultation du monde ne pouvait se faire dans une forme convenue, la réalisatrice a donc choisi de mêler les techniques (comme à son habitude). Les éléments naturels sont peints alors que le numérique se charge des traces de l’humain à l’écran comme pour exacerber l’artificialité des choses (et leurs beautés modérées tant les incrustations 3D laissent parfois à désirer). La mise en scène ne s’impose pas de limites et rappelle aussi l’origine littéraire du projet en faisant apparaître à l’écran des phrases symboliques (« Chanter et danser la solitude »), comme des chapitres éclairant sur le sens parfois nébuleux du film. Généreusement fourni, le scénario requiert une grande attention pour se laisser prendre au jeu du regard caustique.
L’île est une œuvre déstabilisante qui réinvente pleinement un mythe littéraire ancré dans l’esprit collectif. Au gré d’une structure narrative et graphique qui fourmille d’idées et d’éléments satiriques, le long-métrage ne cesse de surprendre (et de perdre son spectateur ?) A l’image du peuple qui dérive dans l’océan, le spectateur divague au fil des déviations proposées par le film pour bâtir un portrait sans concession de nos sociétés auto-centrées. Comme Michel Tournier en son temps, Anca Damian fait de Vendredi le véritable héraut de la liberté, à mille lieux d’une civilisation obstinée.
Rendez-vous le 7 juin 2023 en salles via Eurozoom.